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s’immobiliser dans un présent perpétuel (« ce soir », scandé à quatre
reprises), celui du désir et peut-être de l’ivresse charnelle, dans une
géométrie des corps des amants rivés l’un à l’autre et une jouissance
qui n’exclut pas la cruauté. L’invocation fervente, marquée par des
anaphores qui donnent une allure de litanie au poème, se traduit aussi
par une accumulation de métaphores souvent surprenantes, comme
chez Lautréamont et les surréalistes, en particulier dans « L’Union
libre » de Breton, auquel il peut faire songer.
Ces métaphores, ces comparaisons ou ces métonymies ne font
guère entrevoir l’image de cette femme. A l’inverse de Breton, s’il y a
bien quelques comparaisons animales ou végétales, la destinataire du
poème est plutôt associée aux éléments, aux
soleils
,
aux
étoiles
dont
ses lèvres forment les
tresses
,
aux nuages, au feu comme aux couleurs
du
spectre
,
ou à l’onde, en une superposition qu’évoquent les
métaphores des
lianes
,
de la
chevelure
ou de la toile d’araignée et qui
pourrait faire songer aux « transparences » de Picabia
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.
L’insolite tient
donc d’abord à ces enchaînements d’images, sans doute aussi à une
vision rapprochée et mobile de l’amant (« Gros plans en fuite » sur
cette « anatomie divine et cinétique »), qui rappelle le cinéma, ses
inserts
et ses mouvements de caméra, enfin à des associations libres
parfois surgies par glissement phonique, comme dans ce vers :
Les lèvres,
les oronges
,
les lièvres,
les blondeurs.
Elles expriment la douceur à travers des métaphores textiles
Leur soie tisse mes yeux… »), et introduisent parfois une ferveur
religieuse sinon idolâtre (« Et ceci est le corps/ De ton sang »), mais
surtout, elles induisent le passage, l’échange, un mouvement de flux
et de reflux (« se prennent / se déprennent »), d’abaissement et
d’élévation (« engloutissent / se lèvent »), ou épousent les moments
du souffle (« Tout expire à tes lèvres, / Tout inspire tes lèvres, / Tes
lèvres respirent »), tandis que le corps de l’amant devient à son tour
la proie de la métamorphose (« Sous mes doigts et mes palmes »).
Véritables muses, les lèvres de la femme donnent naissance au poème
qu’elles génèrent comme par fulguration, pour en faire entendre la
caressante musique et faire jouer les mots :
Tes lèvres sont la stupeur
Des lois et des poèmes,
Mais supplient le poème,
Les marrons huileux des mots,
Les jeux.